« C’est un feu que je suis venu apporter sur la terre »

Taher

Revenant sur ses lectures et son expérience de vie partagée avec ses voisins, Taher, de la fraternité de Tamanrasset, en Algérie, nous livre quelques réflexions sur les “mouvements” qui ont lieu dans différentes parties du monde : utopique de croire qu’on peut lutter contre la corruption, le mensonge et les inégalités ?

Je viens de terminer le dernier livre d’Amin Maalouf intitulé “Le naufrage des civilisations”. Je crois que son idée centrale est que l’année 1979 et celles qui l’ont suivie ont été marquées un peu partout dans le monde par des “révolutions conservatrices” qui ont mis les riches au pouvoir au détriment des plus démunis, et qui ont exacerbé les “identités meurtrières” au détriment de la Fraternité humaine. Il laisse peu d’espoir à la civilisation ou simplement à l’homme.

Au même moment, j’ai fait un petit voyage qui vaut la peine d’être brièvement raconté. J’ai été invité au mariage de deux jeunes femmes touarègues dans le hameau de Tin-Tarabine. Les deux mariés étaient du village de Tazrouk (où j’ai vécu de longues années). Je faisais partie du cortège d’un des mariés. En fait de cortège, chaque voiture partait au moment qui lui plaisait, pourvu que l’on se retrouve tous à un certain point du désert pour le repas du soir préparé par l’équipe de service. Cela prenait entre 4 et 6 heures de mauvaise piste pour les 25 voitures 4×4 de notre cortège (il y en avait autant dans le cortège de l’autre marié…). Chaque propriétaire de voiture offrait gratuitement son véhicule pour l’occasion, de même que chacun participait selon ses possibilités. (Une grande dame touareg avait offert un chameau qui était du voyage). Au total il y avait donc quelques centaines de personnes (autant d’hommes que de femmes). Il y avait de toutes les catégories ethniques depuis les Touaregs nobles jusqu’aux anciens esclaves, des noirs et des blancs, et le chrétien que j’étais, mais ayant tous la même langue touarègue. Après une soirée festive et une nuit sous les étoiles, et tandis que nous sirotions un bon thé sous les rayons du soleil levant, le responsable du voyage – qui est un ancien esclave illettré vivant de sa maigre retraite et dont le fils (le marié) vend des cigarettes sur le trottoir – ce gars donc dit publiquement quelques mots : « Dans ce genre d’expédition, il y a deux sortes de gens que je n’aime pas beaucoup : ceux qui tiennent leur chapelet car ils ne sont pas attentifs aux consignes de marche, et ceux qui font l’appel à la prière car on est fatigué et on a besoin de dormir. » Je donnais un coup de coude à mon voisin de droite car c’est lui qui avait réveillé tout le monde à 5h30 du matin, mais il n’y eut aucune protestation.
Tout le monde s’est ensuite mis en grande tenue pour faire l’entrée dans le hameau en fête. Je ne m’étendrai pas sur le mariage lui-même qui nous a occupés jusqu’au lendemain matin. Puis ce fut le retour, cette fois avec les deux jeunes mariées et leurs accompagnatrices. La piste empruntée à l’allée avait semblé trop mauvaise aux chauffeurs qui ont préféré en prendre une autre (160 km au lieu de 100). Cela nous pris 24h.


Quant à moi je me suis un peu désolidarisé du groupe car, vers midi, nous sommes passés près d’un campement où un homme de Tazrouk, marié depuis peu à une jeune femme du lieu, m’a invité à rester chez eux jusqu’au lendemain. Ce furent des moments inoubliables autour du vieux Khama et du feu de braises où mijotait le thé. Khama est aveugle depuis une dizaine d’années et il a besoin de paroles claires pour savoir ce qui se passe autour de lui. Cela n’est pas conforme à la culture touarègue qui aime dire les choses de manière voilée (comme les hommes qui se voilent le visage). Ainsi lorsqu’un homme est apparu sortant de nulle part il lui a dit:
« –D’où viens-tu ?

De pas loin.

Je te demande d’où tu viens » insiste-t-il.

Il y a eu aussi tout un échange sur la place de la femme car elles savent tout et gèrent tout, puisqu’elles gardent les chèvres et vont chercher l’eau au puits mais elles sont trop discrètes sur ce qu’elles ont vu.

Je vois encore notre vieux Khama avec derrière lui le gros massif granitique du Serkout, devant lui le magnifique désert parsemé d’acacias, dont il ne voyait rien, nous dire de manière impromptue : « Oui je suis heureux ».


Tout ce que j’ai vu et entendu en ces jours contredit en bien des points le livre d’Amin Maalouf. Pourtant tout cela est bien utopique car cette civilisation touarègue est bel et bien en train de faire naufrage ; en effet (et pour ne citer qu’un exemple) les enfants sont à l’école au village et les jeunes à l’université. Ils sont heureux de revenir en vacances dans ces lieux mais ils ne savent plus reconnaître la trace du chameau de leur père ni les bons pâturages pour les chèvres. Alors pourquoi m’intéresser à eux ?
Ce mot d’utopie me fait penser à ce qui se passe un peu partout sur notre terre, ces dernières années : tous ces “mouvements” dans bien des pays, sans oublier tous ces jeunes qui se lèvent pour sauver notre planète, et tous ceux qui à leurs risques et périls défendent les migrants. Tous veulent combattre les “systèmes” issus des “révolutions conservatrices”, lutter contre la corruption, le mensonge, les inégalités (sans que la religion – étrangement – ne montre son nez). Tout cela me fait penser à un livre de Yvan Illich dont je n’ai retenu que le titre : “L’utopie ou la mort”. Oui c’est cela : l’utopie ou la mort de notre monde. C’est comme le combat du petit David avec sa fronde contre l’énorme Goliath surarmé ; ou bien simplement l’enfant né dans une crèche dont il est dit : « Aujourd’hui vous est né le sauveur du monde ». Mais alors tout cela concerne-t-il la marche de notre monde ou l’approche du Royaume ? ou les deux à la fois ? Faut-il donc la foi pour comprendre ce qui se passe ? « Et le temps où nous sommes comment ne le comprenez-vous pas ? » (Luc 12 56). L’Église n’a-t-elle pas en tout cela une énorme responsabilité ? et chacun de nous à la petite place qui est la nôtre (fût-elle la “meilleure place” choisie par Marie de Béthanie) ?


« C’est un feu que je suis venu apporter sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! C’est un baptême que j’ai à recevoir et comme cela me pèse jusqu’à ce qu’il soit accompli ! » (Luc 12 49-50).