« À quoi sert ma présence dans ce pays? »

Soixante ans de profession religieuse ! Occasion bienvenue pour faire un bilan et “relire” les années de présence fidèle à un pays et à son peuple. C’est ce que fait Taher dans le message qu’il nous adresse depuis le Sud de l’Algérie où il habite :

Je ne pensais pas trop répondre à l’appel de Hervé à écrire un diaire car ce que j’ai à dire est trop profond en moi… et puis voilà que c’est aujourd’hui le 21 novembre, soixantième anniversaire de ma première profession religieuse… alors je m’y mets !

Depuis le déclenchement du « hirak », ce mouvement pacifique qui, il y a maintenant bientôt trois ans a voulu bousculer le « système » algérien, j’ai découvert combien ma vie avait été viscéralement solidaire de l’Algérie et il m’apparaissait que cela faisait partie intégrante de ma vie religieuse. Avec ce mouvement un grand espoir naissait en moi.

Mais il y avait cette scandaleuse phrase de Jésus : « Je ne prie pas pour le monde »… (Jn 17,9). Comment est-ce possible ? Avec la fin du « hirak », j’ai mieux compris que la venue de Jésus n’avait apparemment rien changé à notre monde. Je dirais même que depuis quelques dizaines d’années les choses s’aggravent : les hommes font souffrir notre planète, les inégalités s’accroissent et la crise migratoire en est un signe, la religion est utilisée contre Dieu et les hommes, et l’Algérie se referme sur elle-même. Comme Jean-Baptiste, j’ai parfois eu envie de dire : « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » Il me semble que rien n’a changé depuis que Satan disait à Jésus : « Je te donnerai tout ce pouvoir avec la gloire de ces royaumes, parce que c’est à moi qu’il a été remis et que je le donne à qui je veux » (Lc 4,6). 

Alors à quoi sert ma présence dans ce pays ? Que dois-je faire pour répondre à cet appel que le Seigneur m’a adressé il y a plus de soixante ans ? Que dois-je demander dans la prière ?

Pour essayer de comprendre j’ai regardé Jésus. En lui Dieu a voulu se faire solidaire non seulement du petit peuple qu’il avait élu mais de toute l’humanité. Que l’on y pense : ce grand Dieu, créateur de tous les univers, est né d’une femme, a vécu une trentaine d’années homme parmi les hommes, s’est fait solidaire des pécheurs en chemin de conversion lors de son baptême par Jean, pour finalement mourir comme un brigand, et enfin retrouver la gloire qu’il avait avant que fut le monde. Avant que fut le monde…

Peut-être est-ce Charles de Foucauld qui a aidé l’Église à prendre conscience de l’importance de cette solidarité de Jésus-Dieu avec l’humanité en quête de libération. Et que c’est cette solidarité elle-même qui est porteuse de salut. Et si Jésus a annoncé le Royaume et créé l’Église, c’est pour que cette solidarité de salut se continue jusqu’à la fin des temps. À travers Jean n’est-ce pas de nous que Jésus parle en disant : « S’il me plait qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne ». Demeurer…

Il me semble que la béatification des 19 chrétiens d’Algérie qui ont été tués pendant les années 1990, manifeste que l’Église a bien intégré le message de Charles de Foucauld : ils étaient des gens comme vous et moi (j’en connaissais plusieurs), mais ils ont voulu “demeurer” en Algérie, à cause de Jésus et de l’Évangile, justement parce que les Algériens étaient dans un moment spécialement dur. L’Église doit demeurer là où le monde va mal.

La solidarité de la vie simple

Voilà, si le monde va mal, si l’Algérie va mal, c’est pour continuer l’œuvre de Jésus, que nous demeurons. C’est pour cela que, en tout lieu, doit être rappelé ce qu’il a fait, à savoir l’offrande de son corps et de son sang et le service de nos frères, c’est pour cela que l’Église existe et que nous sommes là.

Aujourd’hui 21 novembre, l’Église célèbre le Christ Roi de l’univers. Son Royaume n’est pas de ce monde et il ne changera pas ce monde. Je le sais maintenant. Et pourtant, c’est aujourd’hui que s’accomplit la bonne nouvelle annoncée aux pauvres : le Royaume des cieux est à eux. Oui, comme le dit l’hymne de ce matin : « Toute chose en Toi s’achemine vers sa beauté ; encore fragile, la joie effleure la terre ».

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